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Marin Marais, Sainte Colombe, Robert de Visée

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La viole de gambe et le théorbe : voici deux nobles instruments à cordes, auréolés de grandeur et de finesse, frères en art. L'intime né de leur complicité dans le baroque français est à la source de cet enregistrement.
Malgré qu'ils diffèrent d'aspects et de techniques – l'un est frotté, l'autre pincé-, les deux instruments ont plus en commun que ce que l'on pourrait penser de prime abord.

Leur histoire se croise pour la première fois dans l'Espagne de la fin du XVe siècle. La viole de gambe vit le jour lorsque l'ancienne technique d'archet du rebec médiéval, avec la main sous la baguette, fut appliquée à la vihuela, à l'origine un instrument à cordes pincées. La vihuela frottée fut appelée « vihuela de arco », la vihuela pincée « vihuela de mano » ; ainsi, frotter et pincer ne se trouvèrent qu'à un pas l'un de l'autre. La vihuela et le luth, qui donnerait plus tard naissance au théorbe, étaient également de proches parents. Selon certains théoriciens, le luth, avec sa caisse de résonnance sphérique, était trop associé, dans l'Espagne catholique, à l'ud et à la culture des Maures expulsés. On transposa ainsi l'accord et la musique du luth à un nouvel instrument, la vihuela ; sa forme est certes celle d'une guitare, mais son accord et sa technique sont ceux du luth. Les premières « violes », comme on nommerait bientôt les vihuela frottées en Italie, avaient donc des frettes sur le manche et une technique de main gauche presque identique à celle du luth. À l'origine, très peu d'éléments différenciaient les deux instruments ; dans de nombreux écrits théoriques de l'époque, ils sont présentés comme faisant partie de la même famille, voire même comme étant le même instrument.


Par la suite, viole de gambe et luth firent route ensemble à travers l'Europe. C'est avec les papes de la famille Borgia que la viole de gambe franchit la Méditerranée, depuis l'Espagne vers l'Italie. Là, on construisit les premières familles, ou consorts, avec des gambes de différentes tailles : dessus, ténors et basses. Les consorts, souvent accompagnés d'un luth, étaient extrêmement populaires dans l'Angleterre du XVIe siècle. Dans la première moitié du XVIIe siècle, la basse y devint même un instrument prisé pour les improvisations et les variations virtuoses, les « divisions ». C'est finalement André Maugars (ca. 1580-1645), un musicien français qui avait travaillé à la cour du souverain anglais Jacques Ier, qui introduisit en France la basse de viole soliste et son style de jeu et ainsi se trouva à l'origine de l'âge d'or de la viole de gambe en France. Cette période perdura jusqu'à 1760 environ,
quand la popularité de la viole de gambe fut définitivement éclipsée par le violoncelle, développé en Italie.


C'est sans aucun doute Marin Marais (1656-1728), le compositeur aussi bien que le musicien, qui offrit à la viole de gambe ses heures de gloire. Sa sonorité exceptionnelle sur l'instrument, pleine, à la résonnance riche, à la fois aérienne et chaude, fit école à l'époque. En 1740, le théoricien Hubert Leblanc décrivit ainsi sa manière de jouer : « tic-tac, par les coups d'archet enlevés et tout en l'air, qui tiennent si fort du pincé du luth et de la guitare ». La comparaison de Leblanc prouve que même en 1740, la magie entre les deux instruments frères était encore à l'oeuvre.


Entre 1686 et 1725, Marin Marais composa cinq livres totalisant pas moins de 596 pièces de viole, groupées en 39 suites. En particulier, la variété infinie de sonorités qu'il y déploie suscite encore aujourd'hui l'étonnement. Celle-ci constituait la réponse de Marais à un débat qui divisait les gambistes à l'époque : la viole de gambe devait-elle être avant tout un instrument mélodique comme le violon, qui devait pouvoir chanter pleinement, ou devait-elle rester fidèle à son frère, le luth, et se concentrer sur le jeu polyphonique avec de nombreux accords ? Marais montra qu'il n'était pas nécessaire de faire un choix. Dans ses Pièces de viole, les deux options s'imbriquent l'une à l'autre de façon très élégante : il nous offre à la fois une musique mélodieuse, laissant beaucoup de place aux « grâces » françaises typiques des ornements, et d'autre part une écriture riche en accords, construite, parfois extrêmement virtuose.


Le jeu excentrique et le style de composition de Marais se fait l'écho de ceux de son maître et inspirateur, Sainte-Colombe (ca. 1658-1701), dont on connaît malheureusement très peu la vie et la carrière. C'est Sainte-Colombe qui apporta les innovations techniques permettant un jeu soliste virtuose et expressif. Ainsi, il introduisit les cordes filées d'argent, produisant un son plus défini. Il ajouta également une corde basse supplémentaire et améliora la technique de façon à ce que la main gauche puisse se déplacer plus librement. Avec le magnifique Tombeau pour Monsieur de Sainte- Colombe, une complainte instrumentale à la mémoire du défunt, Marin Marais rend un hommage éternel à son maître.


On l'a dit : le luth et la viole de gambe avaient bien des choses en commun ; il n'est donc pas surprenant que de nombreux musiciens professionnels à la cour de France maîtrisassent les deux instruments. Robert de Visée (ca. 1655-1733) était l'un d'eux. Comme Marin Marais, il était engagé comme musicien de la Chambre du Roi et tous deux jouèrent certainement ensemble d'innombrables fois. De Visée jouait du théorbe et de la viole de gambe, mais aussi de la guitare ; il composait également. Il était passé maître dans l'arrangement de ses propres oeuvres : de ses 189 compositions originales, il fit circuler un total de 730 versions différentes pour sept instrumentations ou instruments différents.


Marais et de Visée ne partageaient pas que le travail : ils éprouvaient tous deux une loyauté indéfectible à l'égard de l'esthétique absolutiste de leur employeur, Louis XIV. Cela se manifeste principalement dans leur attachement à la danse comme modèle pour la musique instrumentale, dans leur horreur de la sonate d'origine italienne et de son porte-bannière, le violon.


Depuis le milieu du XVIe siècle, la danse occupait une place centrale dans les rites sociaux de l'aristocratie française. Toute personne qui aspirait à la réussite sociale et politique devait pouvoir danser. Sous le règne de Louis XIV, les spectacles de danse grandioses comme le ballet de cour devinrent de moins en moins un simple passe-temps social pour se faire peu à peu l'expression du pouvoir absolu. La danse devenait une scène sur laquelle se faisait voir la puissance du Roi Soleil.


En règle générale, la musique instrumentale composée pour la Chambre du Roi par des musiciens comme Marais et de Visée n'était pas dansée. Elle était avant tout destinée à être écoutée ; les compositeurs pouvaient s'y permettre une plus grande liberté que dans la musique de danse purement fonctionnelle. Mais ils furent néanmoins influencés par les rythmes et les constructions caractéristiques de la musique de danse, alors omniprésente.
Les danses instrumentales étaient généralement groupées en suites, selon une structure de base fixe : allemande, courante, sarabande et gigue, précédées d'un prélude abstrait et souvent assez long. L'on pouvait à volonté ajouter encore des chaconnes ou des rondeaux qui, par leur structure répétitive, offraient à l'interprète la possibilité de mettre en valeur ses capacités instrumentales. Dans ses Pièces de viole, Marais classa toujours les danses par tonalité, tel un catalogue dans lequel le musicien pouvait faire son choix.
On peut observer, dans l'immense collection des Pièces de viole de Marais, comment ces danses furent petit à petit associées à des pièces de caractère. Ainsi, dans l'allemande La Magnifique, une expressivité extravertie prend clairement le pas sur le rythme de danse originel. Des pièces simples comme La Rêveuse, Le Badinage ou Les Voix humaines s'aventurent encore un peu plus loin hors du sillage de la musique de danse. Ce sont des sources d'inspiration extra-musicales et non la cadence qui déterminent les sonorités : de méditations rêveuses, prononcées d'une voix voilée, à un ricanement prudent ou au secret de la voix humaine. C'est dans ce dernier cas que la viole de gambe montre peut- être son visage le plus beau, car, selon de nombreux mélomanes de l'époque, elle possédait le don de chanter aussi bien que la voix.
Traduction : Catherine Meeùs

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